Michael Sonenscher, Before the deluge : Public Debt, Inequality, and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, 2007, 415 pages Christine Théré

, par Sonenscher, Michael

Michael Sonenscher, Before the deluge : Public Debt, Inequality, and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton, Princeton University Press, 2007, X + 415 p.

Comme le revendique l’auteur dans son introduction, le principal objectif de l’ouvrage est de proposer une nouvelle interprétation de la pensée politique de la Révolution française, autour de la figure emblématique de Sieyès et de son système représentatif et d’inscrire les théories politiques de Sieyès dans une longue chaîne de réflexions suscitées par le crédit public, l’endettement de l’État et ses conséquences en termes d’inégalités sociales et de constitution politique. L’œuvre de Montesquieu tient une place centrale dans le traitement d’une question devenue cruciale en fin de siècle et auxquelles les révolutionnaires tentent à leur tour d’apporter une réponse satisfaisante. M. Sonenscher s’appuie sur un vaste ensemble d’auteurs pour dégager les origines intellectuelles des solutions envisagées par Sieyès, et nous invite à les relire dans une nouvelle perspective. Le crédit public est une des caractéristiques qui distinguent le plus les sociétés politiques modernes des sociétés anciennes. Les capacités croissantes d’endettement des États au XVIIIe siècle suscitent des réactions très contrastées. Comme le souligne M. Sonenscher, ce sont les propriétés mêmes du crédit public qui sont pensées comme des facteurs favorables à la prospérité économique (circulation des capitaux) et à la stabilité sociale (redistribution des richesses), mais aussi comme une source de désordres qui peut miner la société et conduire à un effondrement du régime politique, une catastrophe représentée par l’image biblique du déluge (p. 4).

L’ouvrage est organisé en quatre très longs chapitres. Le premier, « Facing the future », examine les spéculations des contemporains, anxieux sur l’avenir de leur société, les anticipations de crises majeures et de banqueroute qui préfigurent les interprétations auxquelles la Révolution française pourra ensuite donner lieu. Le point de départ en est le concept de révolution tel qu’il peut être associé dans la seconde moitié XVIIIe siècle à l’expression « après moi, le déluge » à laquelle fait référence le titre de l’ouvrage. Cette formule est notamment employée par le marquis de Mirabeau pour dénoncer un sentiment « ennemi » de l’humanité qui pousse à rejeter sur la postérité le fardeau des dépenses publiques avec l’émission de rentes. Ces visions négatives s’enracinent aussi dans la conviction que l’extension des possibilités d’emprunt qui s’offrent désormais aux monarques peut ouvrir la voie au despotisme et à la perte des libertés civiles et politiques. La dette publique est étroitement liée, dans l’esprit des contemporains, à l’armement des États et au financement des conflits militaires qui affaiblissent l’Europe et, potentiellement, qui peuvent favoriser l’apparition de despotes militaires. Ces prédictions pessimistes conduisent à s’interroger sur la forme de gouvernement la plus à même de résister à la fois aux pressions financières et aux pressions militaires, à envisager les différents types de hiérarchie sociale dans leur relation avec l’exercice du pouvoir politique. Un des objectifs du premier chapitre est de fournir un arrière-plan général aux développements des conceptions de la monarchie et des systèmes de gouvernement représentatif, depuis les positions défendues par Montesquieu jusqu’au projet de Sieyès.
Les trois chapitres suivants ont vocation à décrire tous ces développements – et leurs multiples ramifications – dans la littérature politique et économique. Le concept d’inégalité est un des points d’entrée de l’analyse entreprise ici. Le deuxième chapitre est consacré à Montesquieu et à son idée de la monarchie. Le troisième s’intéresse aux lectures critiques de L’Esprit des lois (1748) et aux réponses apportées par le cercle de Gournay, les physiocrates, Rousseau ou encore Mably au problème posé par les différentes formes d’inégalité et ses implications politiques. Enfin le dernier chapitre analyse les contributions d’une série d’auteurs, depuis Helvétius jusqu’à Say, qui s’efforcent de dépasser l’opposition binaire entre égalité et inégalité qui prédomine dans les discussions de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Chaque chapitre constitue presque un essai en lui-même, aussi nous contenterons-nous de donner un aperçu plus étendu du contenu de celui qui porte plus précisément sur Montesquieu.

Dans ce deuxième chapitre, M. Sonenscher s’attache à retracer l’évolution sensible de l’idée de monarchie dans les écrits de Montesquieu depuis l’ « Histoire des Troglodytes », insérée dans les Lettres persanes, jusqu’à son expression la plus achevée dans L’Esprit des lois. L’auteur montre que cette évolution passe par le rejet progressif de l’héritage de Fénelon et de l’idéal d’autosuffisance, par la distance critique prise à l’égard des thèses politiques de l’abbé Castel de Saint-Pierre et des théories économiques de Melon, par les leçons tirées de l’expérience de Law, illustration terrifiante des dérives despotiques auxquelles expose l’idée de favoriser la prospérité par un recours au crédit public, ou encore par l’évaluation du modèle politique anglais. Le dessein de Montesquieu est de spécifier les propriétés d’un système politique compatible avec le monde moderne, propriétés indépendantes de la morale des anciens et des ressources financières des modernes, rendant ainsi inutile le choix entre richesse et vertu (p. 108 et 120). Le concept de monarchie repose sur la caractérisation de trois éléments biens distincts : un monarque, un ensemble de pouvoirs intermédiaires, un corps de lois fondamentales (p. 108 et p. 133). M. Sonenscher met l’accent sur les questions soulevées par la succession royale, l’héritage du trône et au-delà l’héritage de la propriété, et la façon dont Montesquieu les aborde par un retour sur l’histoire dans les derniers livres de L’Esprit des lois. Montesquieu y ancre l’origine des monarchies modernes dans la féodalité, dans le monde germanique et non dans le monde romain, et il démontre que la nature même de la monarchie est une transformation particulière de l’idée de représentation présente dans les lois romaines. Montesquieu aboutit ainsi à une description du gouvernement royal qui va à l’encontre de celles produites avant – et après, ajoute l’auteur – L’Esprit des lois (p. 149). La démonstration de M. Sonenscher est convaincante et elle constitue un des principaux apports de l’ouvrage. L’auteur souligne aussi que Montesquieu se démarque profondément des conceptions existantes de la monarchie par la stricte démarcation qu’il établit entre monarchies et républiques autour des notions de patriotisme et d’égalité, propres aux secondes et absentes des premières (p. 150). Le chapitre se clôt par une brève analyse des positions de Montesquieu sur le commerce, le rang social et le crédit public.

La lecture de ce chapitre est stimulante, comme l’ensemble de l’ouvrage. Cependant le lecteur est aussi régulièrement désorienté face à la matière très riche qui lui est soumise selon une logique d’exposition qui est assez obscure. La démonstration de M. Sonenscher en souffre, le lecteur perd de vue ce qui est censé répondre au projet exposé dans l’introduction, ou même aux objectifs assignés à chacun des chapitres dans leurs prémisses. Le choix des auteurs mobilisés dans les différentes analyses est au final peu argumenté, les filiations établies n’étant toujours clairement perceptibles, ni les critères de sélection aisément discernables. Par ailleurs, si l’œuvre de Montesquieu fait l’objet d’une véritable contextualisation – et c’est aussi un des apports du deuxième chapitre – tel n’est pas toujours le cas pour les autres contributions analysées, très nombreuses il est vrai. La richesse du corpus revisité explique sans doute aussi la faible part réservée à la discussion des références secondaires existantes sur ces textes étudiés de longue date.

Christine Théré
INED