Eszter Kovács, Montesquieu en d’autres langues aujourd’hui : enquête sur quelques traductions (2016)

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Je tiens à remercier Jeanne Holierhoek, Nadezda Plavinskaia, Hana Fořtová-Dohnálková, Jette Odgaard-Villemoes, Philip Stewart, János Szávai et Miguel Morgado d’avoir contribué à cette enquête (E.K.)

Montesquieu en d’autres langues aujourd’hui : enquête sur quelques traductions

(2016)

« S’il m’est permis de prévoir la fortune de mon ouvrage, il sera plus approuvé que lu. De pareilles lectures peuvent être un plaisir, elles ne sont jamais un amusement » − écrit Montesquieu dans l’article no 1723 des Pensées. L’ouvrage en question est L’Esprit des lois et Montesquieu aura en partie raison : alors que son nom reste connu et ses ouvrages sont toujours présents dans les cursus universitaires, dans les bibliothèques universitaires et municipales, chez les libraires, il n’appartient pas aux auteurs du XVIIIe siècle souvent lus aujourd’hui. On a plus d’une fois qualifié certains de ses textes de lecture académique ou érudite, intéressant seuls les spécialistes. En littérature, on préfère mettre les Lettres persanes au programme en raison de son caractère plus abordable pour les étudiants, L’Esprit des lois semblant être réservé aux philosophes et aux juristes. Montesquieu reste pourtant un auteur que l’on traduit en d’autres langues même de nos jours, ce qui témoigne d’un intérêt toujours actuel pour son œuvre. La traduction est par définition une tentative pour diffuser une œuvre, la présenter à un public plus large que les seuls spécialistes et les traductions forment aussi la postérité d’une œuvre : on peut parler de traductions plus ou moins réussies, toujours utilisables ou datées ; il y en a qui sont tombées en oubli et d’autres que l’on redécouvre.

Si on souhaite étudier de manière générale les traductions de Montesquieu, on se heurte tout de suite à plusieurs problèmes. Premièrement, l’objectif de faire une bibliographie des traductions de Montesquieu ne serait possible que par une coopération internationale. Deuxièmement, faire un examen global de la qualité de ces traductions serait un objectif irréaliste : l’analyse devrait être faite par un traducteur ou chercheur bilingue pour chaque traduction. Il serait difficile de dire en combien de langues on a traduit des textes de Montesquieu, il serait même difficile d’établir des critères de recensement. On retrouve des informations dans des études de réception et les catalogues des bibliothèques nationales permettent de repérer les traductions de Montesquieu publiées et cataloguées. La bibliographie en ligne recense également des traductions seulement à partir de 1997, et doit être complétée au fur et à mesure [1]. Il existe également des bases de données internationales de traductions littéraires mais elles sont lacunaires (par exemple dans l’Index translationum de l’UNESCO les mises au jour ont été arrêtées il y a plusieurs années). Il serait également difficile de connaître tous les projets qui sont en cours ou d’apprendre l’existence des traductions inachevées, abandonnées ou restées en manuscrit. L’objectif de la présente enquête était plus modeste que de dresser un bilan sur le plan international : notre but était de prendre contact avec des traducteurs de Montesquieu et de les questionner sur leurs expériences, en supposant – à juste titre – que partager ses expériences serait instructif.

Traduire Montesquieu. Quelques tendances

Avant d’en venir aux questions plus concrètes, nous pouvons résumer quelques tendances générales, sans toutefois tomber dans le piège de tout généraliser. L’ouvrage de Montesquieu le plus souvent traduit est les Lettres persanes : Philip Stewart en compare sept traductions anglaises dans un article consacré à ce sujet et récemment une huitième a paru (voir Bibliographie et Lectures critiques). Les premières tentatives pour traduire L’Esprit des lois, souvent par extraits, datent du XVIIIe siècle. La première traduction intégrale est celle par Thomas Nugent en 1750, pour l’anglais. L’Esprit des lois a été depuis cette date été considéré comme très difficile à traduire, sans avoir toutefois la réputation d’être intraduisible$Philip Stewart a depuis cette enquête entrepris une nouvelle traduction de L’Esprit des lois : voir le f Law ->https://spiritoflaw.hypotheses.ohttps://spiritoflaw.hypotheses.org/ .rg/].

On considère de manière générale que les trois ouvrages les plus importants à traduire sont L’Esprit des lois, les Lettres persanes et les Considérations sur les […] Romains, comme si ces textes composaient un « noyau de l’œuvre ». La traduction intégrale des œuvres complètes de Montesquieu semble être une tâche énorme et, à notre connaissance, le seul projet contemporain de telle envergure est Tutte le Opere, en italien, une entreprise en trois volumes. On peut également noter une tendance, qui n’est pas toutefois générale : les Lettres persanes sont souvent traduites par un traducteur littéraire et L’Esprit des lois par un ou des spécialistes de la philosophie de Montesquieu. Pourtant, en italien, on peut comparer une traduction de L’Esprit des lois faite par une traductrice littéraire, Beatrice Boffito Serra (1967-1968), et une autre, due à un spécialiste de Montesquieu, Sergio Cotta (1952). Jeanne Holierhoek a traduit et les Lettres persanes et L’Esprit des lois en néerlandais, ce qui reflète en quelque sorte sa double vocation de traductrice littéraire et de traductrice d’œuvres philosophiques.

Il existe de plus certaines expériences communes que les traducteurs participant à l’enquête ont partagées. Même s’ils étaient tous d’accord sur le fait que le public susceptible d’être intéressé par Montesquieu est relativement restreint, ils sont convaincus que leur traduction a rempli une lacune ou joué un rôle pour faire mieux connaître ou réactualiser l’œuvre de Montesquieu. Il s’agit toutefois d’une tâche très exigeante, surtout dans le cas de la traduction de L’Esprit des lois ; et dans certains pays le traducteur peut être confronté à la difficulté de trouver un financement pour un tel projet. Lors de l’enquête, nous nous sommes intéressée à l’initiative et aux conditions générales du travail : la traduction de Montesquieu a-t-elle été initiée par l’éditeur ou par le traducteur ? Le parcours professionnel des traducteurs est également intéressant : Montesquieu est-il traduit par des traducteurs dits « universitaires » ou par des traducteurs dits « professionnels » ? Les traductions vieillies ou éventuellement non réussies sont autant de sujets à considérer, surtout pour voir ce qui justifie le projet d’une nouvelle traduction. Bien que cette enquête ne se concentre pas sur des questions traductologiques à proprement parler, nous avons consulté les traducteurs sur les principales difficultés terminologiques et stylistiques et sur la modernisation du texte. Le « sort » de leur traduction, notamment la diffusion du livre après sa parution et l’usage que le traducteur en a fait depuis nous ont particulièrement intéressés. En revanche, nous avons délibérément évité de les questionner sur la « réussite » de leur traduction, sachant qu’aucun traducteur ne peut jamais être entièrement satisfait de son travail et que chacun modifierait plus tard volontiers nombre de ses choix.

Les réponses des traducteurs ont souvent confirmé les tendances générales décrites plus haut. Dans le cas de L’Esprit des lois, une traduction imprécise peut nécessiter de publier une nouvelle traduction, comme dans le cas du premier tome de l’ouvrage en tchèque, paru en 1947. Il semble que l’expérience de traduire L’Esprit des lois soit vraiment différente de celle des Lettres persanes et la traductrice hollandaise, Jeanne Holierhoek, souligne à ce propos le caractère abstrait et le langage polysémique du premier. L’apparat critique nécessaire est également différent dans les deux cas ; le traducteur portugais de L’Esprit des lois, Miguel Morgado, regrette l’absence de véritables notes dans la traduction portugaise récente des Lettres persanes. Selon les réponses des traducteurs de différentes nationalités, les raisons pour initier une nouvelle traduction de Montesquieu sont les suivantes :

  • Une de ses œuvres majeures (les Lettres persanes, les Romains ou L’Esprit des lois) n’a pas été intégralement traduite dans cette langue ou la traduction existante a de défauts. L’Esprit des lois est considéré comme un ouvrage-clé, une sorte de monument qu’il faut rendre accessible dans leur langue.
  • Les traductions existantes ne sont pas d’accès facile.
  • Il faut remplacer une traduction vieillie ou publiée sans apparat critique. Dans certaines langues, une traduction du XVIIIe siècle serait peu compréhensible pour les lecteurs d’aujourd’hui. Tel est le cas de la plupart de langues européennes ayant eu une réforme linguistique au début du XIXe siècle, ce qui concerne généralement les pays de l’Est.
  • Ils ont entrepris la traduction ou accepté la sollicitation par vocation personnelle.
  • Les textes dits « mineurs » de Montesquieu peuvent également être traduits, le plus souvent pour un objectif plus précis.

Traductions récentes ou en cours en portugais, danois, tchèque, néerlandais, russe et hongrois

La traduction intégrale en portugais de L’Esprit des lois a paru en 2011 et celle de Lettres persanes en 2015. Cette dernière a été faite par une traductrice professionnelle, Isabel St. Aubyn, sollicitée par l’éditeur. L’Esprit des lois a été traduit par un spécialiste de la philosophie politique, Miguel Morgado, qui avait étudié Montesquieu une dizaine d’années avant de publier sa traduction. Il a publié d’autres traductions en philosophie politique classique et moderne, notamment des textes de John Locke, Francis Bacon, Raymond Aron et Leo Strauss. Selon son témoignage, une traduction portugaise intégrale était nécessaire parce que, même si l’ouvrage avait été traduit et publié au Brésil, les marchés du livre portugais et brésilien sont distincts, et une traduction publiée par une maison d’édition au Portugal pouvait donc remplir une lacune dans la recherche et dans l’enseignement supérieur. La traduction de Miguel Morgado est accompagnée d’un apparat critique, notes et introduction de plus de cent pages. Il a remarqué qu’un tel apparat critique était absent dans les traductions brésiliennes. Il a également noté que, parmi les traducteurs en portugais de Montesquieu, il se trouvait un ancien président du Brésil, Fernando Henrique Cardoso, dont la traduction abrégée de L’Esprit des lois a paru en 1982.

La première traduction intégrale des Lettres persanes en danois est actuellement un projet en cours, initié par la traductrice, Jette Odgaard-Villemoes. Comme elle l’a souligné, la réception de L’Esprit des lois a été importante au Danemark dans les années suivant sa parution. Il existe deux traductions de cet ouvrage, la première parue dans les années 1770, la deuxième en 1998. De l’avis de Jette Odgaard-Villemoes, cette dernière a attiré l’attention des juristes et des philosophes danois pendant un certain temps mais l’intérêt a rapidement diminué et il est pratiquement absent aujourd’hui. Quant aux Lettres persanes, avant son initiative une vingtaine de lettres seulement avaient été traduites, dans deux traductions indépendantes, en 1956 et en 1958.

Jette Odgaard-Villemoes souhaite réaliser sa traduction à partir de l’édition critique des Lettres persanes dans les Œuvres complètes de Montesquieu (2004), ce qui est rare même depuis la parution des premiers volumes. Elle pense que les extraits des Lettres persanes en danois publiés dans les années 1950 ont été sélectionnés pour l’intérêt du regard satirique sur la société française et ne représentent pour cette raison qu’une des valeurs du roman. La langue est le danois des années 1950, un peu vieilli de nos jours. Les extraits ne sont pas annotés et le traducteur a modifié certaines lettres, c’est-à-dire qu’il a pris un ou plusieurs paragraphes d’une lettre pour les placer dans une autre. Autant de raisons donc pour en proposer une traduction intégrale plus fidèle.

Selon Hana Fořtová, Montesquieu est un auteur rarement traduit et étudié durant les dernières décennies en République tchèque. Il est surtout connu comme l’auteur des Lettres persanes. Il existe pourtant une traduction slovaque de L’Esprit des lois qui comporte également les Romains et quelques dialogues (le slovaque et le tchèque sont deux langues distinctes, mais les locuteurs de chacune se comprennent mutuellement à la lecture). Montesquieu est moins connu que d’autres auteurs de philosophie politique, par exemple Machiavel, Hobbes, Locke, Voltaire ou Rousseau. Il est pourtant au programme à l’université en philosophie politique et en histoire du droit.

Selon Hana Fořtová, le premier tome de L’Esprit des lois, traduit par Stanislav Lyer, publié en 1947, est imprécis du point de vue terminologique, et il ne contient pas d’apparat critique. La nouvelle traduction, intégrale, a été publiée en deux temps ; le premier tome a paru en 2010, le deuxième en 2015. Hana Fořtová est une traductrice « universitaire », elle est toutefois membre de Obec překladatelů (Association des traducteurs littéraires en République tchèque). Son professeur, Aleš Havlíček, directeur de la maison d’édition OIKOYMENH, spécialisée dans l’édition d’ouvrages philosophiques, l’a encouragée à traduire Montesquieu au début de sa carrière : son projet remonte ainsi à 2004. Une particularité de sa traduction est qu’elle donne également en annexe la Défense de L’Esprit des lois, les deux critiques parues dans les Nouvelles ecclésiastiques, les critiques de la Sorbonne et les réponses de Montesquieu.

Elle a souligné la difficulté à trouver une subvention pour traduire et publier un ouvrage comme L’Esprit des lois en Tchéquie. L’ambassade de France à Prague et le ministère de la Culture tchèque n’en ont pas moins subventionné le projet et la traductrice a pu bénéficier d’une bourse de séjour pour les traducteurs du Centre national du livre (CNL) français. Elle a également fait mention d’une difficulté particulière durant son projet : une maison d’édition qui n’est pas spécialisée dans la publication de textes philosophiques a réédité la traduction de Lyer en 2003, sans aucun travail de rédaction. Hana Fořtová a pourtant tenu à achever la traduction des deux tomes de L’Esprit des lois.

Non seulement le public visé peut être différent dans le cas des Lettres persanes et de L’Esprit des lois, mais les éditeurs intéressés par la traduction de ces ouvrages ne sont pas toujours les mêmes. C’est le cas des traductions néerlandaises : Jeanne Holierhoek a traduit les Lettres persanes (2002) et L’Esprit des lois (2006) pour deux maisons d’éditions différentes. De Wereldbibliotheek a voulu éditer une traduction des Lettres Persanes dans une collection de littérature classique, tandis que la traduction de L’Esprit des lois a été publiée chez Boom, un éditeur de philosophie classique et moderne. Selon Jeanne Holierhoek, la traduction en néerlandais des Lettres persanes de 1939 (due à J.A. Sandfort) est écrite dans une langue un peu archaïque, trop solennelle ; le défaut principal de cette traduction est que toutes les lettres relatives à la situation à Ispahan ont été omises, ce qui réduit le livre d’un quart et l’a rendu déséquilibré par rapport au texte intégral. Pendant la traduction de L’Esprit des lois, durant vingt mois, Jeanne Holierhoek a eu chaque mois une réunion avec trois spécialistes : René Foqué, Willem Witteveen et Koos de Valk, et elle s’est également servie de dictionnaires du français classique lors de la traduction (Dictionnaire de l’Académie française, Dictionnaire de Trévoux, Dictionnaire de Furetière). Selon la traductrice, la publication de L’Esprit des lois en néerlandais a accru l’intérêt pour la pensée de Montesquieu aux Pays-Bas, elle a même attiré l’attention des hommes politiques, des spécialistes de la philosophie politique et des juristes.

En Hongrie, on a récemment traduit certains textes moins longs ou des opuscules de Montesquieu, notamment l’Essai sur le goût (traduit par Péter Balázs), De la manière gothique et Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences (traduits par moi-même). L’avantage de ce choix est que la traduction, accompagnée d’un commentaire et de notes, peut être publiée dans un volume collectif ou dans un périodique, formant ainsi un article. Il existe des exemples similaires en d’autres langues : Iain Stewart a publié une traduction des Notes sur l’Angleterre dans Oxford University Law Forum et Hana Fořtová celle du Discours sur les motifs dans une revue littéraire tchèque. L’inconvénient d’une telle publication est que la traduction est rapidement ensevelie dans des volumes restant en stock, surtout si elle n’est pas reprise ultérieurement dans une anthologie. Certaines de ces traductions sont accessibles en ligne ; c’est le cas d’une traduction espagnole du Discours sur Cicéron, par Christian Felipe Pineda Pérez, ou de celle des Notes sur l’Angleterre déjà citées [2].

Parmi les traducteurs hongrois de Montesquieu, il se trouve plusieurs noms bien connus dans les milieux intellectuels hongrois, par exemple György Rónay (1913-1978), poète, écrivain et traducteur des Lettres persanes. Imre Csécsy, l’un des traducteurs de L’Esprit des lois, était un homme politique, retiré après les tournants politiques de 1948, et le co-traducteur, Pál Sebestyén, était juriste. János Szávai est né dans une famille de littéraires connus. Son père, Nándor Szávai et son parrain, Albert Gyergyai, faisaient partie des traducteurs les plus réputés de leur génération. János Szávai a été sollicité en tant que jeune traducteur par la maison d’édition Európa pour traduire les Romains, publiés en 1975. Il se souvient de ce travail comme d’une des ses traductions les plus mémorables ; la postface qu’il avait écrite pour cette traduction et qui, à l’époque, était l’un de rares écrits sur Montesquieu en hongrois, a été plusieurs fois reprise dans d’autres volumes, la dernière fois dans Szenvedély és forma [Passion et forme] (2012). Le traducteur a un souvenir très personnel de cette expérience : en quelque sorte, il a fait siennes les idées de Montesquieu sur la liberté, qu’il a connues durant sa jeunesse, sous le régime communiste en Hongrie.

Le témoignage de Nadezda Plavinskaia sur la situation en Russie est instructif. On ne fait pas retraduire un texte classique déjà traduit et publié ; deux raisons justifient cette pratique : certaines de ces traductions, même si elles sont relativement anciennes, sont considérées comme des « classiques », et le financement fait défaut. Les éditeurs russes préfèrent donc des rééditions, parfois de simples réimpressions. Les traductions faites pendant la première moitié du XXe siècle ont pu bénéficier de relectures et d’une rédaction minutieuse et les textes classiques ont souvent (mais pas toujours) échappé à la censure soviétique. Mais les rééditions sont souvent trompeuses. C’est le cas de la dernière traduction de L’Esprit des lois en 1999 par l’éditeur Mysl (Moscou) : sur la page de titre figure le nom de la philosophe Aleksandra Vassilievna Matechouk en tant que traductrice et auteure des commentaires ; mais, en observant le livre, un spécialiste peut voir qu’il s’agit d’une réédition (non avouée) de la traduction de 1955, parue dans les « Œuvres choisies de Montesquieu », sous la direction de Mikhail Petrovitch Baskin. Les interventions de A.V. Matechouk sont minimes, en tous cas insuffisantes pour qu’elle puisse apparaître comme traductrice et commentatrice. La traduction des Lettres persanes, travail collectif sous la direction d’Evgueni Aleksandrovitch Gounst, parue pour la première fois en 1956, a été rééditée quatre fois ; la dernière fois, les éditeurs ont signalé qu’il s’agissait d’une réédition, avec une nouvelle introduction ou préface. Selon Nadezda Plavinskaia, la tâche la plus importante ne serait pas de faire de nouvelles traductions de Montesquieu en russe, étant donné la qualité linguistique des traductions existantes, mais d’offrir au public scientifique et aux étudiants russes de nouvelles éditions de ces textes avec un apparat critique de qualité. Cela ne serait possible que dans le cadre d’un projet collectif académique ou universitaire, mais l’édition des sources est actuellement très peu soutenue et financée en Russie. Nadezda Plavinskaia a pourtant terminé la traduction des Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, qu’elle souhaite faire paraître annotée et commentée.

Éditions utilisées, annotation, publication et diffusion de la traduction

Après ce parcours par pays et langues, considérons quelques aspects liés au travail du traducteur et à la publication de sa traduction. Le choix de l’édition de base est essentiel. En ce qui concerne L’Esprit des lois, en l’absence d’une véritable édition critique, les éditeurs semblent préférer l’édition de Roger Caillois, publiée chez Gallimard dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Jeanne Holierhoek a également consulté les notes de l’édition de Jean Brèthe de La Gressaye. Hana Fořtová a utilisé l’édition critique de la Défense (2010) mais, pour L’Esprit des lois, elle a eu recours à plusieurs textes : elle s’est servie de l’édition parue chez Garnier mais elle a également eu à sa disposition l’édition de Roger Caillois et celle de Brèthe de La Gressaye, dont elle a, comme Jeanne Holierhoek, trouvé utile l’apparat critique. Elle a également consulté la traduction anglaise de Cambridge (1989) et la traduction slovaque. En revanche, elle n’a pas utilisé la traduction tchèque de Lyer pour éviter d’en être influencée. Miguel Morgado s’est également servi de l’édition de Roger Caillois et il a consulté la traduction anglaise. On peut donc constater que tous les traducteurs étaient obligés d’utiliser des éditions relativement anciennes (parues pour la première fois entre 1951 et 1973), d’où la nécessité d’autres sources pour l’annotation. Il apparaît qu’une traduction anglaise relativement récente peut servir de comparaison en cas des passages problématiques. Cette méthode, assez répandue, a toutefois ses risques : certaines fautes peuvent également se transmettre d’un texte à l’autre de cette manière.

L’extension de l’apparat critique est très variable. La traductrice tchèque n’a pas pu rédiger d’introduction, pour réduire le volume du texte à publier. Elle a annoté le texte mais devait se limiter à des notes concises. Miguel Morgado a opté pour une une double annotation : les notes de Montesquieu, en bas de page, sont numérotée, et les notes du traducteur (portant la mention « N.T. ») sont signalées par un astérisque. L’introduction de M. Morgado est une grande étude de synthèse en portugais dont, à notre connaissance, aucun compte rendu en français n’a paru. Une recension en portugais est disponible en ligne : elle juge l’introduction parfois répétitive mais en souligne l’importance.

Il n’est pas possible de considérer ici des questions terminologiques ou stylistiques en détail ; il est toutefois important de noter les expériences des traducteurs à cet égard parce que la terminologie reste l’une des pierres de touche quand il s’agit de traduire Montesquieu. Les traductrices hollandaise et danoise ont mentionné la nécessité de moderniser le texte de Montesquieu mais en gardant une teinture « classique » en langue-cible. Jeanne Holierhoek a souligné qu’il était difficile de rendre certains termes polysémiques de manière conséquente en néerlandais. De sa part, Hana Fořtová souligne la difficulté de rendre de manière conséquente en tchèque certains termes historiques dont il existe plusieurs variantes, et de traduire les termes désignant les anciennes lois françaises. Le traducteur portugais était également confronté à la difficulté de trouver des équivalents pour les termes de droit romain et de pratiques légales médiévales. La traduction vers une autre langue d’origine latine peut également présenter des difficultés terminologiques et stylistiques en raison de l’évolution sémantique différente des lexèmes dans les deux langues, ce dont nous convainc l’article de Giovanni Paoletti et les soucis terminologiques sont notables même dans une langue ayant un lexique politique très élaboré pour des raisons historiques, notamment l’anglais.

Il est de première importance d’évoquer la reconnaissance professionnelle. Il apparaît que traduire Montesquieu bénéficie toujours d’une approbation, outre la reconnaissance du travail personnel du traducteur (Jeanne Holierhoek a reçu le prestigieux Dr. Elly Jaffé Prijs pour sa traduction de L’Esprit des lois en 2007). Un projet de traduction de Montesquieu, notamment en Europe de l’Est, peut bénéficier d’un soutien du Centre national du livre et d’une subvention de l’ambassade de France (Programme F.X. Šalda en République tchèque, aide à la publication Kosztolányi en Hongrie). Cette subvention ne couvre toutefois que les frais d’un tirage limité et de format simple. Hana Fořtová considère que la traduction de L’Esprit des lois a été décisive dans son parcours professionnel puisqu’elle a ensuite été sollicitée pour préparer une nouvelle traduction du Contrat social de Rousseau. Miguel Morgado utilise régulièrement sa traduction de Montesquieu dans ses cours de philosophie politique et il a plusieurs fois eu l’occasion de parler de Montesquieu en tant que conférencier invité dans d’autres universités. Montesquieu apparaît également dans des ateliers de traduction littéraire : Jeanne Holierhoek a donné des cours sur la langue de Montesquieu, en illustrant par ces exemples les difficultés de traduire le langage abstrait et polysémique. Elle pense que la comparaison de la traduction néerlandaise avec certains passages avec la traduction anglaise et allemande était instructive. En ce qui concerne l’avenir, plusieurs traducteurs pensent qu’il faudrait envisager de traduire un choix des Pensées et, selon Jeanne Holierhoek, les Voyages (où il est question également de la Hollande).

En guise de conclusion de cette enquête, je voudrais souligner son caractère expérimental et provisoire. Un recensement plus complet des traductions de Montesquieu, l’examen de leur qualité et l’encouragement au dialogue entre ses traducteurs sont autant d’objectifs à proposer.

Eszter Kovács

Bibliographie

Traductions évoquées dans l’article

En anglais

Montesquieu, The Spirit of Laws, Translated by Thomas Nugent, Londres, 1750.

Montesquieu, The Spirit of the Laws, Translated and edited by Anne M. Cohler, Basia C. Miller, Harold S. Stone, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

Montesquieu, Persian Letters. With Related Texts. Translated with Introduction and Notes by Raymond N. MacKenzie, Hackett Publishing Company, Indianapolis–Cambridge, 2014.

« Montesquieu in England : his Notes on England », Commentary, translation and annotations by Iain Stewart, Oxford University Comparative Law Forum, no 6 (2002).

Montesquieu, A Defence of the Spirit of Laws, Lexington, 2015 (sans éditeur ni nom du traducteur)

En italien

Montesquieu, Tutte le opere, Domenico Felice (dir.), Milan, Bompiani, 2014– (coll. Il pensiero occidentale). (entreprise collective en trois volumes).

Montesquieu, Lo spirito delle leggi, trad. par Sergio Cotta, Turin, UTET, 1952.

Montesquieu, Lo spirito delle leggi, trad. par Beatrice Boffito Serra, Milan, Rizzoli, 1967–1968.

En néerlandais

Montesquieu, Perzische brieven, trad. par J.A. Sandfort, Amsterdam, Wereldbibliotheek, 1939.

Montesquieu, Perzische brieven, trad. par Jeanne Holierhoek, Amsterdam, Wereldbibliotheek, 2002.

Montesquieu, Over de geest van de wetten, trad. par Jeanne Holierhoek, Amsterdam, Boom, 2006.

En danois

Montesquieu, Persiske breve, Lettres choisies et traduites par Henrik Nyrop-Christensen, Copenhague, Fihl-Jensens bogtrykkeri, 1956. (48 p.)

Montesquieu, To persere i Paris, Lettres choisies et traduites par Ingeborg Buhl, Copenhague, Hasselbalch (68 p.)

Montesquieu, Om lovenes ånd, I-II, traduit par Merethe Klenow With, avec la collaboration de Ditlev Tamm, Copenhague, Gad, 1998.

En portugais

Montesquieu, Do Espírito das Leis, traduction, introduction et notes par Miguel Morgado, Lisbonne, Edições 70, 2011 (coll. Textos Filosóficos).

Montesquieu, Cartas persas, trad. par Isabel St. Aubyn, préface de Nuno Júdice, Lisbonne, Tinta da China, 2015.

En espagnol

Montesquieu, Discurso sobre Cicerón, traduction et commentaire par Christian Felipe Pineda Pérez, Praxis Filosófica Nueva serie, no 39, julio-diciembre 2014, p. 211–217.

En tchèque

Montesquieu, O duchu zákonů, I, trad. par Stanislav Lyer, Prague, Linhart, 1947.

Montesquieu, O duchu zákonů, I-II, trad. par Hana Fořtová-Dohnalkova, Prague, OIKOYMENH, 2010, 2015.

Montesquieu, Projev o pohnutkách, které nás mají pobízet k vědám [Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences], Tahy, vol. 5-6, 2010, p. 109–113.

En hongrois

Montesquieu, A törvények szelleméről [De l’esprit des lois], trad. par Imre Csécsy et Pál Sebestyén, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1962.

Montesquieu, Elmélkedések a rómaiak nagyságának és hanyatlásának okairól [Considérations sur la grandeur des Romains et de leur décadence], trad. par János Szávai, Budapest, Európa Kiadó, 1975.

Montesquieu, Esszé az ízlésről [Essai sur le goût], trad. par Péter Balázs et András Harkányi, dans A tudom-is-én-micsoda fogalma. Források és tanulmányok, Budapest, L’Harmattan, 2010 (coll. Laokoón Könyvek), p. 73-90.

Montesquieu, A gótikus stílusról [De la manière gothique], traduction, notes et commentaire par Eszter Kovács, Orpheus Noster, 2015/2, p. 78-86.

Montesquieu, Akadémiai nyitóbeszéd, Azon okokról, amelyeknek a tudományok művelésére kell bátorítaniuk bennünket [Sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences], trad. par Eszter Kovács, dans Képek, szövegek, olvasatok, Szeged, JATEPress, 2012 (coll. Lumières – Enlightenment – Aufklärung – Felvilágosodás I), p. 165-168.

Articles ou recensions relatifs aux traductions de Montesquieu

Paoletti, Giovanni, « Traduire Montesquieu en italien : remarques historiques et linguistiques sur les livres XX à XXXI de L’Esprit des lois », dans Catherine Volpilhac-Auger (dir.), Montesquieu d’Est en Ouest. Traduire Montesquieu en anglais, italien, hongrois, polonais, russe (dossier thématique), Revue française d’histoire du livre, nº 134, 2013, p. 77–102.

Stewart, Philip, « Les Lettres persanes en sept traductions anglaises (1722–2008) », dans Montesquieu d’Est en Ouest, p. 103-126.

Stewart, Philip, « On the Nugent Translation of L’Esprit des lois », History of Political Thought, à paraître, 2017.

Lívia Franco, « A Arte de Traduzir Montesquieu e o Difícil Desafio da Síntese », Nova Cidadania, Lisboa, Catolica Instituto de Estudos Políticos

Éditions utilisées par les traducteurs participant à l’enquête

Montesquieu, Œuvres complètes, éd. par Roger Caillois, tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951 (et réimpressions).

Montesquieu, De l’esprit des lois, éd. par Jean Brèthe de La Gressaye, Paris, Les Belles Lettres, 1950-1961, 4 volumes.

Défense de L’Esprit des lois, éd. par Pierre Rétat, dans Montesquieu, Œuvres complètes, tome VII, Paris – Lyon, Classiques Garnier – ENS Éditions, 2010.

Montesquieu, De l’esprit des lois, éd. par Robert Derathé, Paris, Classiques Garnier, 1973 (et réimpressions), 2 volumes.

Notes

[1On trouvera ci-après les références bibliographiques des ouvrages et articles ici mentionnés.

[2Il faut aussi signaler des traductions qui ne livrent aucun renseignement sur l’origine du texte ni le traducteur, comme la traduction anglaise de la Défense de L’Esprit des lois (2015), commercialisée sans le nom du traducteur ni de l’éditeur, sans préface ni commentaire.