« Montesquieu d’Est en Ouest. Traduire Montesquieu en anglais, italien, hongrois, polonais, russe », Catherine Volpilhac-Auger dir., Revue française d’histoire du livre, no 134, 2013, p. 71-196. Eszter Kovacs

, par Volpilhac-Auger, Catherine

« Montesquieu d’Est en Ouest. Traduire Montesquieu en anglais, italien, hongrois, polonais, russe », études réunies par Catherine Volpilhac-Auger, Revue française d’histoire du livre, no 134, 2013, p. 71-196.

La traduction est une médiation qui soulève des problèmes linguistiques, stylistiques, culturels, historiques, voire politiques et d’autres encore. L’étude des traductions d’un auteur concerne non seulement les spécialistes de son œuvre mais peut également intéresser les traductologues. Les aspects diachronique et synchronique doivent faire partie de l’enquête : l’étude de l’évolution historique de la traduction de certains textes et l’examen comparé des traductions de la même époque sont nécessaires pour compléter ou nuancer notre savoir sur cette activité inséparable du multilinguisme européen.

Les articles du dossier thématique « Montesquieu d’Est en Ouest » s’occupent de la réception et des traductions de Montesquieu en italien, anglais, hongrois, polonais et russe, dans l’ordre respectif des articles. Il serait faux d’affirmer que réception et traduction n’existent pas indépendamment l’une de l’autre (on pourrait prouver le contraire par des exemples précis), elles sont pourtant le plus souvent étroitement liées. Toutefois, je voudrais présenter ce dossier plutôt en considérant la traduction stricto sensu, étant donné que je ne suis pas spécialiste des études de réception, qui a ses méthodes de recherche spécifiques.

Dans son introduction, Catherine Volpilhac-Auger souligne que les six articles consacrés à cinq langues forment une initiative dans ce domaine. Elle se sert d’une métaphore qui éclaire la problématique : la traduction est plutôt un prisme qu’un miroir fidèle, car elle est nécessairement une « expérience de lecture ». Ce dossier illustre bien la diversité des approches : il réunit la comparaison diachronique et synchronique des traductions (G. Paoletti, P. Stewart, P. Balázs), les observations personnelles d’un traducteur (G. Paoletti), l’histoire de la diffusion et des interprétations des ouvrages de Montesquieu (O. Penke, P. Matyaszewski, N. Plavinskaia), l’examen de sa place dans la pensée politique en Europe centrale et en Europe de l’Est (P. Balázs, P. Matyaszewski, N. Plavinskaia).

Dans son article « Traduire Montesquieu en italien », Giovanni Paoletti examine certains problèmes concrets de la traduction de L’Esprit des lois, ce qui est indispensable avant de se lancer dans la retraduction d’une œuvre classique. Il existe trois traductions intégrales en italien de cet ouvrage, une du XVIIIe siècle, deux autres du XXe. De ces deux dernières, l’une est faite par une traductrice professionelle (B. Boffito Serra), l’autre par un spécialiste de la pensée politique de Montesquieu (S. Cotta). Paoletti observe surtout le second. Le principal intérêt de l’article réside dans une réflexion sur la modernisation et la normalisation. Paoletti appelle normalisation les cas où le traducteur choisit une autre solution (lexicale, syntaxique, stylistique ou rythmique) que ce qui pourrait paraître l’équivalent le plus proche. On pourrait dire que le traducteur impose en quelque sorte son choix mais, comme le montre l’auteur, un tel écart peut être nécessaire ou justifié, même s’il s’agit de deux langues d’origine commune. Par contre – et cette affirmation me paraît très importante – une traduction plus libre, par conséquent souvent plus agréable à lire, rend moins l’esprit du texte dans certains cas. Alors que des modernisations lexicales sont absolument nécessaires (Paoletti examine entre autres les variations des mots relatifs à l’organisation politique et leurs équivalents contemporains), si le traducteur reste fidèle à la phrase de Montesquieu (sur le plan du lexique et encore plus, autant que possible, sur celui de la syntaxe), il peut mieux traduire une argumentation propre à l’auteur. Bien que cette affirmation semble contredire les tendances actuelles qui favorisent une réorganisation structurale au cours de la traduction, le respect de la logique inhérente du texte, même à l’intérieur de la phrase, peut en effet faire ressortir plus rigoureusement le sens (il s’agit en vérité de la priorité du sens ou celle du style, ce qui est souvent un dilemme pour le traducteur). Paoletti choisit des exemples clairs et précis. Son article fait voir combien le travail du traducteur nous sensibilise aux nuances du texte.

Philip Stewart analyse sept traductions en anglais des Lettres persanes parues entre 1722 et 2008. Les traducteurs anglais font face à des difficultés lexicales : que veulent dire exactement certains mots ou expressions dans le contexte de l’original et comment les traduire en anglais ? Alors qu’une partie du lexique du français et de l’anglais est d’origine commune, utiliser l’homologue ne s’avère pas toujours le meilleur choix. Pour citer un exemple, human nature pour dire nature humaine est correct dans certains passages mais dans d’autres, il faut plutôt utiliser mankind. La diversité des solutions que Stewart examine prouve que l’équivalence en traduction n’est qu’un idéal. Par exemple, pour traduire une expression qui n’existe pas en anglais (avoir beau faire), les sept traducteurs utilisent sept solutions différentes, dont une seulement peut être considérée comme erronée. Stewart suit de près les variantes dans les traductions de plusieurs passages, les commente, parfois propose également une autre variante possible.
L’article de Philip Stewart attire notre attention sur plusieurs questions. Certaines phrases posent problème même pour le lecteur français mais les dictionnaires classiques (XVIIe-XVIIIe siècles) auxquels le traducteur peut avoir accès via Internet de nos jours peuvent aider son travail. Stewart conclut qu’un traducteur temporellement plus proche de l’auteur (un contemporain de l’auteur) est moins sujet à des méprises lexicales qui résultent de l’évolution du sens de certains mots. Mais les traducteurs modernes peuvent profiter des résultats de la recherche : l’histoire littéraire, l’édition critique et l’annotation des éditions contribuent à une meilleure compréhension du texte en langue-source. Ces observations sont absolument pertinentes et prouvent que l’édition et la traduction d’un texte ont de nombreux points communs.

Dans son article intitulé « Lectures et traductions hongroises de Montesquieu entre 1779 et 1829 », Olga Penke examine la période entre les premiers extraits traduits et la première traduction intégrale de L’Esprit des lois en hongrois (1829, parue en 1833). Son objectif n’est pas de regarder de plus près la qualité linguistique de ces traductions mais de considérer la réception de Montesquieu en Hongrie durant cette période, la genèse et la diffusion des traductions. Elle analyse le rôle de Montesquieu chez l’écrivain György Bessenyei, présente les extraits traduits parus dans le périodique Mindenes Gyűjtemény et fait mention de l’attaque contre Montesquieu du jésuite Lajos Csapodi. Elle décrit finalement l’histoire éditoriale de la premiére traduction intégrale de L’Esprit des lois, donnée par Károly Rédly.

Alors qu’une telle synthèse est incontournable pour l’histoire littéraire et l’histoire des idées, j’aimerais signaler un problème important dans l’étude de l’histoire littéraire des traductions (fordításirodalom en hongrois). La caractéristique presque commune des traductions du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe est qu’elles sont dites « lourdes ». On a tendance à abuser de cet adjectif, qui apparaît à propos des traductions de Montesquieu (p. 135). Que veut dire exactement « lourdeur » dans ce contexte ? Le plus souvent, on l’utilise quand le texte en langue-cible ne paraît pas naturel, compréhensible ou agréable à lire pour le lecteur. On le considère aujourd’hui comme une maladresse du traducteur, incapable de résoudre les difficultés que pose la transformation du texte dans sa langue maternelle. Or, au XVIIIe siècle, c’est moins un défaut qu’une certaine incertitude ou hésitation et c’est seulement grâce à la multiplication des traductions que de nouvelles exigences apparaissent. Les traductions hongroises de cette période sont souvent caractérisées par une instabilité syntaxique et un lexique mixte, des mots d’origine hongroise et latine, des emprunts ou des néologismes en vue de les éviter. Les traducteurs de cette époque sont plus conscients des problèmes lexicaux et terminologiques que des problèmes syntaxiques ou stylistiques, comme en témoignent les avertissements et préfaces. En effet, cette question mériterait un examen plus approfondi qui définisse mieux les critères pour juger les traductions de cette époque, parce qu’il me semble qu’ily a là une véritable lacune dans la recherche hongroise.

Péter Balázs observe l’apport des traductions de Montesquieu dans l’évolution du langage de la philosophie politique en hongrois. Alors que la traduction de L’Esprit des lois de 1833 nous paraît difficile à lire aujourd’hui, celle parue en 1962, rééditée en 2000, a sans doute beaucoup de mérite. Un détail intéressant : une traduction hongroise parue en 1987 en Roumanie, faite par des Transsylvains hongrois, propose un lexique particulier. Les traducteurs évitent de « politiser » le texte, leurs choix peuvent paraître en même temps modernes : on voit là un exemple intéressant de l’influence de la situation politique sur les traductions. Je regrette un peu que l’auteur ne considère pas plus profondément ce problème. Le seul fait qu’une traduction de Montesquieu ait paru à la fin de la dictature de Nicolae Ceauşescu (rappelons que la fin en était le pire) aurait bien mérité quelques remarques. Je voudrais également signaler une erreur : les Considérations ont été traduites par János Szávai et non pas par György Rónay, traducteur des Lettres persanes.

Je voudrais m’attarder un peu sur l’analyse des problèmes terminologiques. Certains termes politiques en question sont des mots de la langue courante aujourd’hui (État, gouvernement, société), d’autres sont plus strictement des termes de la philosophie politique (lois positives). Le hongrois contemporain a une terminologie relativement élaborée dans ce domaine, ce qui n’était pas le cas aux XVIIIe et XIXe siècles. Le traducteur est pourtant toujours confronté à une difficulté même de nos jours : s’il abuse des emprunts (surtout d’origine latine), le texte peut paraître trop savant, voire snob. Comment trouver le juste milieu, surtout dans le cas d’un auteur comme Montesquieu ? Je crois qu’il aurait fallu aborder ce problème : comment rester conséquent, clair, comment équilibrer les emprunts et les lexèmes d’origine hongroise et en même temps éviter les répétitions ? La conclusion de Péter Balázs est en partie négative : Montesquieu est devenu une lecture érudite ou académique en Hongrie de nos jours. Je ne veux pas dire que cela est faux, j’aimerais pourtant voir cette situation changer.

Les articles sur les traductions polonaises et russes montrent qu’une grande partie des ouvrages publiés de Montesquieu a déjà été traduite au XVIIIe siècle, mais seuls les douze premiers livres de L’Esprit des lois ont paru en russe en 1775. Comme le prouve l’article de Paweł Matyaszewski, les traductions polonaises – souvent anonymes, faites par des piaristes ou par des jésuites – jouent un rôle considérable dans la réflexion politique en Pologne. Le traducteur devient un médiateur qui propage le discours politique des Lumières. J’ajoute que cela est à l’opposé d’une opinion malheureusement répandue aujourd’hui, qui considère le traducteur comme un simple « artisan » capable de reproduire un texte dans une autre langue. Les dédicaces et avertissements des traducteurs polonais révèlent la portée politique de leur travail, pourtant, il y a très peu de notes ou commentaires critiques. L’article se situe dans la tradition des études de réception, avec une documentation précise. L’auteur renforce par son travail l’idée qu’il existe, malgré les différences, de nombreux phénomènes analogues dans l’histoire littéraire des Pays de l’Est.

Nadezda Plavinskaia examine trois traductions russes de L’Esprit des lois, publiées entre 1775 et 1839. Celle de 1775 est restée inachevée et les trois textes reflètent un stade différent de l’évolution du lexique politique russe. Nadezda Plavinskaia accorde une attention particulière aux interventions des traducteurs sous la forme de suppressions ou altérations du texte ou de commentaires critiques. Les traducteurs sont confrontés non seulement à des difficultés linguistiques (lexicales et terminologiques) mais peuvent éprouver un véritable malaise à l’égard des passages à traduire : c’est ainsi qu’un Russe (autrement dit un « Moscovite ») devient un Lapon dans une remarque fortement critique et ironique. Outre le fait que cet exemple peut paraître amusant, il est représentatif d’une particularité : dans certaines situations, le traducteur n’ose pas présenter le texte tel quel dans sa langue maternelle. L’article est un heureux exemple du fait que la comparaison linguistique des traductions peut amener les historiens des idées à de nouvelles considérations : qui peut se sentir obligé de légèrement (ou plus sérieusement) déformer un texte qu’il veut pourtant présenter dans sa langue maternelle, quand et pour quelle raison ? Je ne peux pas juger le bien-fondé des exemples en langues slaves mais l’examen des altérations est un sujet de recherche de première importance.

L’ensemble du dossier thématique présente un bon équilibre entre les sujets liés à la réception de Montesquieu, au statut de son œuvre dans d’autres pays que la France et les analyses proprement linguistiques ou stylistiques. Il serait tout à fait souhaitable que l’initiative ait une continuation : on ne saurait même trop insister sur le fait que d’autres sujets restent à découvrir, par exemple les traductions espagnoles ou allemandes. Il serait également intéressant d’examiner les traductions les plus récentes, parmi lesquelles la traduction intégrale en anglais des Pensées (voir ici-même une « Lecture critique » ###########). Montesquieu lui-même réfléchit sur la traduction (à titre d’exemple, voir les Pensées, nos 116, 203, 1099, 1397, 1681) : un article qui observe ses remarques, dans le contexte des considérations théoriques sur la traduction de l’époque, pourrait éclairer et nuancer la problématique. Le dossier « Montesquieu d’Est en Ouest » a certainement contribué sérieusement à frayer le chemin dans ce domaine.

Eszter Kovács

Budapest, Académie des sciences